dimanche 30 octobre 2016

À qui sont ces enfants au juste ? (rediff)

Analyse de Me Boonstra du barreau de Colombie-Britannique au sujet de l’arrêt S.L. c. Commission scolaire des Chênes (2012 SCC 7) pour le compte de Lexview.

L’ancien juge La Forest de la Cour suprême du Canada, désormais à la retraite, constata à une occasion que la common law reconnaît depuis longtemps que les parents sont les mieux placés pour prendre soin de leurs enfants et déterminer ce qui leur convient le mieux. Il l’écrivit dans sa décision B. (R.) c. Children's Aid Society alors qu’il cherchait à déterminer si l’article 2 (a) de la Charte comprend le droit pour des parents d'élever leurs enfants conformément aux convictions religieuses de ces parents. (Cette affaire difficile portait sur la possibilité pour des parents témoins de Jéhovah de refuser des soins médicaux vitaux à un enfant pour des raisons religieuses.)

Les parents ont des responsabilités envers leurs enfants et doivent jouir de droits correspondant à l'exercice de ces responsabilités. Les parents sont dans une position privilégiée à cet égard. Ils sont bien placés pour connaître et évaluer les besoins de leurs enfants et leurs aptitudes. En conséquence, les tribunaux ont reconnu que les parents sont protégés par la Constitution quand il s'agit de l'éducation morale et religieuse de leurs enfants.

L’école publique est un milieu dans lequel, inévitablement, différents systèmes de croyances des parents s’opposeront. Comme l'a souligné le juge Gonthier dans l'arrêt Chamberlain c. Surrey School District, la Charte ne doit pas être utilisée pour nier un ensemble de croyances en cas de conflit, que ces croyances soient populaires ou impopulaires. La solution acceptable est de répondre aux besoins individuels des parents qui envoient leurs enfants dans le réseau public d’enseignement.

La plupart des juges de la Cour suprême du Canada [dans l'affaire S.L.] ont abordé la question de savoir si le programme ECR était constitutionnel. Le programme ERC n'était pourtant pas contesté. La question était de savoir si des parents pourraient voir leurs enfants exemptés de ce programme alors qu'ils croient sincèrement qu'il porterait atteinte à l'instruction religieuse de leurs enfants.

Il est vrai que les enfants seront exposés à des réalités et des systèmes de croyances qui diffèrent des leurs. C'est une réalité de la vie. Toutefois, la question est de savoir qui va décider de l'étendue et du moment de cette exposition. Les diktats du ministère de l'Éducation l'emportent-ils ou faudrait-il tenir compte des souhaits des parents dissidents ?

(A) Validité du programme ECR

Il est bien établi en droit canadien que les écoles publiques ne peuvent inculquer des enseignements ou des pratiques religieuses particulières sans contrevenir à la garantie de la liberté de religion prévue à l’article 2 (a) de la Charte. En 1988, la Cour d'appel de l'Ontario a invalidé un règlement qui imposait des prières chrétiennes et des lectures bibliques. Deux ans plus tard, ce même tribunal a invalidé un règlement rendant obligatoire l'enseignement religieux, car son but et son effet étaient d’endoctriner religieusement et pas simplement de transmettre des faits sur la religion (ce qui serait admissible).

Dans l'arrêt Chamberlain c. Surrey School District, la Cour suprême du Canada a annulé la décision d'un district scolaire de la Colombie-Britannique qui refusait d'approuver que des livres qui représentaient des couples de même sexe soient utilisés en classe de maternelle et en première année du primaire. La majorité de la Cour a statué que le district avait agi pour satisfaire les parents qui désapprouvent les relations homosexuelles sans tenir compte des intérêts des familles homoparentales. La Cour a clairement statué que, puisque la religion est une partie intégrante de la vie des gens, elle ne doit pas être abandonnée à la porte de la salle du conseil et que les écoles publiques peuvent « tenir compte des préoccupations religieuses des parents », pourvu qu'elles fassent preuve de la même reconnaissance et du même respect envers tous les membres de la communauté.

Un bon exemple de comment traiter correctement ces préoccupations religieuses est la décision Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys de la Cour suprême du Canada en 2006. Dans celle-ci, le tribunal a jugé que le désir motivé par la religion de l'élève sikh de porter un kirpan (un poignard cérémonial) à l'école devrait être accueilli conformément à l’article 2 (a) de la Charte.

Ces décisions exigent que les écoles publiques soient aussi neutres que possible quand il s'agit des croyances et pratiques religieuses des enfants et des familles qu'elles servent. Ces arrêts établissent également que les écoles ne peuvent ni endoctriner ni promouvoir des croyances religieuses particulières, mais que l'on devait accommoder les minorités religieuses et leurs particularités religieuses.

L’opinion de la majorité selon laquelle la « neutralité absolue n'existe pas » est pragmatique et réaliste. Ceci dit, une pédagogie qui vise à enseigner l’éthique et la morale dans une perspective postmoderne et relativiste [Commentaire du carnet: même si elle semble donc « neutre » pour les juges] est sûre d'offenser beaucoup de parents aux convictions religieuses profondes. Car la plupart des traditions religieuses prônent une vérité absolue et n’acceptent pas que la morale soit relative et soumise à des préférences individuelles ou philosophiques.

Un cours d’éthique ou de religion qui prétendrait être « inclusif » ne peut pas adopter les prétentions à la vérité qui fondent toute foi ou tradition religieuse et, en conséquence, devient, au mieux, relativiste ou, au pire, opposé à la religion. Dans le cas contraire, il ne pourrait survivre à une contestation constitutionnelle. Ces programmes comportent le risque que les élèves apprennent le message subversif que les croyances religieuses sont une simple question de goût, ne pouvant ni être vraie ni fausse.

Selon la description du programme ECR donnée par le tribunal, ce programme ne contrevient pas à la jurisprudence relative à l’article 2 (a). Mais ce n'était ni la question posée au tribunal, ni ce que plaidaient les parents. Ils demandaient une exemption du programme pour leurs enfants. Ils demandaient un arrangement qui respecte leurs propres croyances religieuses.

Alors que « l'exposition des enfants à une présentation exhaustive des diverses religions sans les obliger à y adhérer » ne constitue pas un endoctrinement [note du carnet : pas un endoctrinement religieux, mais peut-être un endoctrinement philosophique] et par conséquent échoue le test de validité constitutionnelle, il peut toutefois porter atteinte à la liberté religieuse des familles en question en fonction des circonstances et de leurs croyances particulières.

(B) Accommoder les parents

C’est avec dédain que la majorité des juges a traité la demande d’accommodation. La majorité s’est concentrée uniquement sur la constitutionnalité du programme ECR et n’a guère parlé de l’opinion des parents, de leurs croyances, de leurs pratiques religieuses et de leur requête pour obtenir une exemption constitutionnelle.

L’opinion de la majorité des juges cite Chamberlain pour affirmer que l'exposition des enfants à la « dissonance cognitive » est inévitable et peut-être nécessaire dans une société diverse, dans certaines circonstances, si l’on doit enseigner la tolérance à ces enfants. Il s’agit d’une opinion philosophique ou pédagogique, non pas d’un prononcé en droit. Cette opinion n’aborde pas la question de ce qui se passe quand cette « dissonance cognitive » atteint un degré tel qu'il compromet ou contredit l'instruction religieuse des parents dans des circonstances particulières.

Le point de vue de la majorité consiste à constater que le programme ECR est une évolution positive dans l'éducation publique au Québec. Cela n'empêche pas que des gens puissent la rejeter et que ce rejet soit fondé en droit sur des revendications constitutionnelles, elle nécessite une bonne analyse des prétentions des parents à la lumière de la Charte.

Cet arrêt fait partie d'une tendance inquiétante à ne plus accommoder les personnes et les groupes religieux au titre de l’article 2 (a) de la Charte. Contrairement à l'approche adoptée pour Multani, les tribunaux semblent moins disposés à reconnaître que, dans une société diverse, les règlements d'application générale auront un impact négatif sur les minorités religieuses. Des cas tels que [le refus par un] commissaire de mariage [de célébrer des mariages homosexuels] en Saskatchewan et le cas des frères huttérites font partie de cette tendance.

Dans sa décision minoritaire, le juge Le Bel a saisi la vraie nature des revendications des parents. Il fait bien remarquer que le juge de première instance n'a pas suivi le modèle analytique préconisé dans Syndicat Northcrest c. Anselem quand vient le temps d’analyser les demandes faites au nom de la liberté de religion. Il s’agit d’une critique indirecte des motifs de la majorité et de leur incapacité à se pencher en priorité sur les revendications constitutionnelles des parents.

À juste titre, le juge Le Bel rejette le modèle analytique adopté qui consiste à mettre en doute le bien-fondé des croyances religieuses des parents. Le juge de première instance l'a fait, et en ignorant la demande d’accommodation, la majorité de la Cour suprême a perpétué cette erreur. Le contenu du programme est un élément important de l'analyse, mais l'impact spécifique du programme sur ces familles à la recherche d'une exemption doit être au centre de l'analyse.

Pourvu que les demandeurs adhèrent sincèrement aux croyances religieuses qu'ils professent, le tribunal n'est pas autorisé à remettre en question la valeur ou la validité de ces croyances. Dans ce cas, ceci oblige le tribunal à respecter ces croyances sincères et d’accueillir correctement la demande des familles.

La difficulté pour le juge Le Bel était sa conclusion selon laquelle les parents avaient été incapables de prouver que leur droit constitutionnel d'élever leurs enfants serait contrecarré en les soumettant au programme ECR. C'est, en partie, parce que la demande des parents pour une exemption a été faite avant que les enfants n’aient participé au programme ECR. Comme ils n'avaient jamais été soumis au relativisme moral et à d'autres aspects du programme obligatoire ECR, les parents ne pouvaient pas établir avec certitude leurs revendications. C'était, en un mot, de la spéculation. Faut-il conclure qu'il faut forcer des enfants à subir des dommages dans leur foi religieuse avant de pouvoir bénéficier d'une exemption ?

(C) Le fardeau de la preuve

Lorsqu'ils forment un recours constitutionnel, il est banal de dire que les demandeurs doivent prouver une atteinte aux droits garantis par la Charte. La difficulté dans ce cas est que les parents dénoncent une ingérence quant à la transmission de la croyance et non par rapport à une pratique religieuse particulière.

Dans l'arrêt Big M Drug Mart, la Cour suprême du Canada a reconnu le rôle central de l’article 2 (a) sur la liberté de croyance et, par extension, la nécessité de protéger l'enseignement et la propagation de la croyance religieuse:
Le concept de la liberté de religion se définit essentiellement comme le droit de croire ce que l'on veut en matière religieuse, le droit de professer ouvertement des croyances religieuses sans crainte d'empêchement ou de représailles et le droit de manifester ses croyances religieuses par leur mise en pratique et par le culte ou par leur enseignement et leur propagation.
La liberté de religion devient encore plus cruciale lorsque l'enseignement et la propagation relèvent de la sphère familiale protégée entre un parent et son enfant.

Dans d'autres cas, comme celui de l’affaire Multani, il s’agit d’arriver à un compromis par rapport à une pratique religieuse. Cette affaire, pour sa part, tourne plutôt autour d’un compromis quant à la transmission de la foi.

En se concentrant sur la charge de la preuve qui pesait sur les parents, le juge Le Bel a perdu une occasion de développer la doctrine de la cour quant à l'importance de la transmission de la foi et sur le fait que la croyance religieuse elle-même doit être protégée de toute ingérence de la part de l'État. Dire, comme le fait le juge Le Bel, que « la seule perception subjective des appelants au sujet de l’impact du programme ne permet pas de conclure à une violation des deux chartes » trahit une incompréhension foncière quant à la nature de la croyance religieuse, qui est par nature subjective.

Le juge Le Bel partage l’opinion de la majorité quand il conclut que le programme ECR vise uniquement à « informer les élèves sur des visions différentes du monde », sans s'en remettre aux préoccupations et aux conclusions des parents, qui ont la responsabilité protégée par la constitution de l'éducation religieuse de leurs enfants.

Puisque la neutralité absolue dans la présentation des croyances morales et éthiques est impossible, il faut s’en remettre aux premiers éducateurs de l'enfant à cet égard, à savoir les parents. En exigeant que les parents soumettent leurs enfants à l'éducation publique – alors qu'ils croient sincèrement que celle-ci sape l'instruction religieuse donnée à la maison – avant de pouvoir invoquer avec succès une contestation basée sur la Charte, la Cour a porté atteinte à la protection accordée à la diffusion de la croyance religieuse à la maison en vertu de l’article 2 (a).

En substance, la Cour a déclaré que les droits des appelants doivent être lésés avant qu'ils puissent être protégés. Cela n’est ni juste ni conforme à la jurisprudence qui a protégé les droits constitutionnels contre des violations anticipées ou l'appréhension raisonnable de préjudice. Elle est également contraire à ce que la Cour suprême a déclaré dans le Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe à l’effet que «  La protection de la liberté de religion offerte par l’al. 2a) de la Charte a une portée étendue et la jurisprudence de notre Cour sur la Charte la défend jalousement. »

Devant l'impossibilité d'une preuve a priori d’une ingérence, la réponse consiste à respecter les vœux des parents, quand il existe une crainte raisonnable que l'État puisse interférer avec l'instruction religieuse. Les parents doivent toujours démontrer une sincère conviction que de telles interférences peuvent se produire. Mais, une fois que la sincérité est établie, il faudrait se ranger aux vœux des demandeurs. C'est, en partie, parce que le système scolaire public ne peut pas être lésé en permettant aux parents de faire ce que le programme ECR vise à faire, à savoir l’éducation religieuse et morale des enfants.

Sans quoi, les éloquente paroles de l'ancien juge en chef Dickson dans Big M Drug Mart — à l’effet que l'essence de la liberté de religion s’incarne dans le droit de professer ouvertement ses croyances religieuses, de manifester ses croyances par leur enseignement et leur propagation — sonnent vite creux. Cet arrêt s’oppose à une protection « jalouse » de la liberté religieuse, il est particulièrement troublant en ce qu’il réduit cette protection au sein de la relation entre le parent et ses enfants.

Kevin L. Boonstra, B.A. (Hons), J.D., du Barreau de la Colombie-Britannique.




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